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DE L’INTÉRÊT DE LIRE LA GRANDE TRANSFORMATION (1944)(1) DE KARL POLANYI DU POINT DE VUE ANARCHISTE GRADUÈLISTE(2)

vendredi 5 novembre 2021

Karl Polanyi était un socialiste autrichien sans œillères, à une époque où le le mot socialisme signifiait encore quelque chose. Dans La grande transformation de 1944, il démontre la planification du marché par l’État et que le marché autorégulateur(3) est un mythe dévastateur.
Karl
Il émet trois intuitions sur les risques systèmiques d’effondrement de l’économie : la monnaie, la terre, le travail humain.
Ces trois facteurs ne sont pas des marchandises comme les autres bien qu’on les échange sur les marchés.

La monnaie(4) :

Pour Polanyi, on ne peut laisser les banques faire ce qu’elles veulent de la monnaie. De ce fait, il justifie à posteriori la vision keynesienne de la monnaie. Rappelons que Keynes est un lecteur de Proudhon et qu’il s’en est à priori inspiré pour sa théorie de la monnaie. Proudhon est, pour les anarchistes, l’auteur de la définition moderne de l’anarchie, mais il a aussi donné une définition de la monnaie comme contrat de société ; c’est la confiance de la société dans la monnaie qui fait sa force. Keynes ne fait que reprendre cette définition en ajoutant l’État comme vecteur de confiance(5). Donc, Polanyi justifie aussi à posteriori la volonté de reprise en main de la monnaie par la société elle-même telle la monnaie des systèmes d’échanges locaux (S.E.L.) ou l’eusko au pays basque. D’autant plus que durant l’entre-deux guerres, des municipalités autrichiennes avaient émis des monnaies locales(6) avec un certain succès, Karl Polanyi avait forcément conscience de cela.

La terre :

Pour Polanyi, la terre est l’autre nom de la nature ; elle inclut les ressources naturelles. Elle ne peut être considérée comme marchandise du fait de sa limite. Pour lui, vouloir créer des réserves naturelles, interdire la brevetabilité du vivant et faire de l’eau un bien commun a une base économique et rationnnel et non pas seulement une base morale. Rappelons qu’économie veut dire gestion de la maison. Nous voyons bien aujourd’hui la limite écologique de l’économie libérale, définie par le marché autorégulateur selon Polanyi. La nature est aussi un bien positionnel par définition, ce qui l’incorpore dans les limites sociales de la croissance définies par Fred Hirsch(7) en 1976, son accès devient élitiste ou encore elle est détruite par congestion(8) dûe aux effets pervers des stratégies individuelles.

Le travail humain :

Pour Polanyi, on ne peut laisser marchandiser indéfiniment les rapports humain et notamment le travail sans risquer un effondrement du système sur lui-même. Anthropologiquement, le rapport autre que marchand est la réciprocité. Dans la société moderne, la réciprocité par excellence est le mutualisme. La sécurité sociale française(9) est un acte d’économie distributive sur une base mutualiste ; son existence est justifiée à la lecture de Polanyi comme éventuelle solution contre une trop forte marchandisation des rapports humain et notamment le travail. Enfin, si la théorie de la valeur de Marx est fausse dans le présent, elle serait vraie si l’ensemble des rapports humains devenaient marchands, une crise technique(10) du capital lié à une sur-accumulation deviendrait alors organique et irait vers l’effondrement. De même, et à plus court terme, nous retrouvons Fred Hirsch. La compétition des stratégies individuelles va nuire à la stratégie globale(11) de bien être de la société jusqu’à anéantir le bien être. À quoi bon la croissance, si la croissance est dûe à l’augmentation de la compétition.

Enfin, à la lecture de Polanyi, on peut penser qu’un contre-mouvement au libéralisme économique est l’exigence de souveraineté démocratique(12).

En effet, il isole une période de stabilité de 1815 à 1914 où il n’y a que 3 « démocraties » en Europe or en 2015, il y en a au moins 27 après la fin de la guerre froide. Et, actuellement, de par le monde, une exigence de démocratie directe se fait jour(13), les indignés en Espagne, les kurdes qui au travers du PKK adoptent le municipalisme libertaire, le zapatisme au Mexique... Or du point de vue anarchiste graduèliste, la démocratie directe aboutit à la dissolution de l’État dans la société.

« Tout cela est très joli... », me direz vous,
« ...mais la tendance actuelle est à l’État d’urgence ! »
Vous avez raison !

L’État sent qu’il perd la main sur la société civile et utilise le merdier existant pour justifier son existence ; dans un hypothétique monde pacifiste, il n’aurait pas de justification.

Comme l’écrit Kropotkine dans L’État, son rôle historique (1913)(14), l’État a utilisé les invasions barbares au Moyen-age contre les communes libres et justifier ensuite sa domination sur elles, quand elles ne furent plus libres.
En fait que l’État ait provoqué, suscité, laissé faire ou simplement profité des attentats de Paris puis de Nice pour faire l’État d’urgence permanent ou non importe peu. Ce que cela prouve est qu’il s’agit d’une volonté structurelle de l’État de reprendre la main sur la société civile. D’autre part, Cela n’a pas de réelle pertinence dans la lutte contre le terrorisme mais pour ligoter le mouvement social, elle en a une(15).

Greg le Schizo

[une version de cet article est déjà paru dans le Monde Libertaire sous la signature de Greg(Allier)]

(1) - Éditions Gallimard pour les éditions récentes.
(2) - J’emprunte le terme à Gaetano Manfredonia.
(3) - Des travaux américains des années 1990 montrent que les marché convergent du fait des dépenses d’État notamment militaire. Il n’y a aucune preuve que les marchés soient autonomes.
(4) - Certains pensent qu’il suffit de supprimer la monnaie mais le fait anthropologique est têtu. Dès qu’il y a échange, tôt ou tard, une monnaie s’installe dans la majorité des cas, car le troc est compliqué et le don contraignant. Autant repenser la monnaie comme le propose Marie Fare.
(5) - Le dollar américain doit plus à l’armée américaine qu’à la réserve d’or. Bref, comme l’aurai dit Stirner, tout ceci n’est que force.
(6) - Le cas est signalé par Marie Fare dans Repenser la monnaie, éd. Charles Léopold Mayer, 2016
(7) - Récemment traduit en 2016 par l’institut Veblen et les éditions Les petits matins.
(8) - Par exemple, les classes moyennes aiment habiter la zone rurale à la périphérie des villes mais si tous s’y installent, ce ne sera plus une zone rurale mais une extension de la ville.
(9) - Les anarchistes ont une triple responsabilité quant à l’existence de la Sécu. Premièrement, ce sont les syndicalistes révolutionnaires ou anarchosyndicalistes (synonymes à l’époque) qui ont construit les mutuelles ouvrières qui serviront de base à la Sécu. Deuxièmement, ce sont les anarchistes qui ont introduit les théories de l’économie distributive en France. Non, le député socialiste Jacques Duboin ne fut pas le seul propagateur de l’économie distributive durant l’entre-deux guerres. Des anarchistes franc-maçons, tel le marseillais Roumilhac, consacrèrent plusieurs loges blanches à l’économie distributive et le premier secteur visé était la santé. Lorsqu’en 1945, le Conseil National de la Résistance (C.N.R.) décide la création de la Sécu, tout le travail théorique et de propagande, au sens noble du terme, était fait avant guerre. La sécurité sociale française ne sort pas d’un chapeau de magicien. Cependant, les anarchistes avec les mineurs de fonds ont manifesté lors de la création de la Sécu car elle représentait alors, pour les mineurs, la « retraite de la mort ».
(10) - Boccara et Herzog isolent une crise technique du capital à partir de 1967. Or le propos de Piketty dans Le capital au XXIème siècle n’est rien que le fait que nous soyons revenus à la répartition inégalitaire du capital d’avant la Guerre de 1914-1918.
(11) - Si, dans une salle de concert, tout le monde se met sur la pointe des pieds pour mieux voir le concert, tout le monde sera dans une position inconfortable sans pour autant mieux voir le concert.
(12) - Contrairement à ce que pensent certains, le libéralisme économique n’amène pas la démocratie. C’est sa crise qui nous y amène. 1914 est la crise d’un siècle de libéralisme ! Certes, le capitalisme produit une érosion des anciennes valeurs mais le libéralisme (le marché) est un élément stabilisateur et « pacificateur » entre grandes puissances. Nous connaissons actuellement une crise du néolibéralisme et la démocratie se fait jour au Caire et à Tunis, une exigence de démocratie directe apparaît en Espagne et au Mexique... le PKK, lui, a apparemment adopté formellement le municipalisme libertaire.
(13) - Elle se fait jour en même temps que les gouvernements occidentaux projettent plus de libéralisme tels que les futurs accords du TransAtlantic Free Trade Agreement (TAFTA)
(14) - Éditions Le Flibustier pour les éditions récentes.
(15) - Je rappelle que l’Etat d’urgence a été utilisé pour mettre à demeure d’abord des syndicalistes, puis des écologistes au moment de la COP 21.

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